Fidèlement, les Éditions Joëlle Losfeld poursuivent leur réhabilitation de Jean Meckert : après six autres romans, nous avions pu découvrir, en 2020, le féroce Nous avons les mains rouges de 1947 (voir Lmda N°211). Meckert nous y plongeait dans la province française affrontant, au lendemain de la guerre, l’épuration que l’on a dite sauvage, en fait règlements de comptes entre héros et traîtres, salauds et idéalistes. Deux ans plus tard, en 1949, Meckert fait paraître La Ville de plomb et c’est, cette fois-ci, dans le Paris d’alors, encore soumis au rationnement et relevant à peine la tête, que vont se débattre ses personnages. Se débattre est bien le terme qui convient tant ces solitaires, chacun avec ses pauvres armes modestes, tentent de se frayer un chemin dans une société fermée, prisonnière des convenances et des préjugés, des statuts et des (dés)héritages sociaux. C’est en effet à un roman populiste, au meilleurs sens du terme, que nous avons ici affaire : Meckert y rejoint ses – assez peu nombreux – devanciers : Marguerite Audoux, Eugène Dabit, Louis Guilloux ou le Nizan d’Antoine Bloyé et du Cheval de Troie. Étienne, le personnage principal, 18 ans à peine, s’échine en usine, son ami Marcel, et la jeune fille qu’il désire, Gilberte, un peu plus âgée, s’ennuient ferme, eux, dans un bureau. Le temps leur est compté, les esprits s’abrutissent, leurs corps, même jeunes, sont souvent las et, comme chaque sou compte, même leurs loisirs sont limités : quelques séances de cinéma, des matchs de basket sur de boueux terrains de banlieue et, comme cela est gratuit, des promenades dans un Paris souvent sombre et pluvieux.
Des histoires de désir et d’amour s’esquissent, hésitantes, des rêves, fragiles, d’ascension sociale viennent se heurter aux lourdes réalités économiques – et à cela s’ajoute pour Étienne, dès le premier chapitre, une intrigue policière tragicomique, où le ridicule côtoie le sordide. Marcel, lui, rêve de devenir écrivain et entreprend un roman que nous découvrons au fur et à mesure de son écriture. Y transfigurant certains éléments de son quotidien, il imagine un Paris qu’une bombe atomique a en partie détruit, devenu alors la ville de plomb, interdite, mais où certains s’entêtent à vouloir survivre.
Jean Meckert parvient à mêler sans faillir ces différents fils narratifs, les transitions, qui auraient pu être périlleuses, entre la chronique réaliste et la dystopie d’Étienne sont tout à fait réussies. Qu’il s’agisse des dialogues, quasi cinématographiques, ou des monologues (au discours direct ou indirect libre), il sait donner à chacun une voix qui lui est propre. Il cède dans quelques pages, il est vrai, à une tentation que l’on pourrait appeler célinienne : le plaisir de se livrer à une invention langagière quelque peu en roue libre ou, plus grave, quelque tendance à mépriser certains de ses personnages (qui, il est vrai, le méritent parfois). Mais, bien plus souvent, il sait exprimer avec un mélange de compassion contenue et de gouaille souriante la difficulté d’être, le difficile métier de vivre de ces déjà futures victimes d’un monde qui ne veut que les utiliser, les asservir. Des formules frappantes disent ce destin médiocre : l’un juge que « ça manquait absolument de facilité, le réel », l’autre se demande pourquoi il ne peut vivre qu’« en grisaille ». Gilberte, elle, confrontée à la nécessité de « faire couler » un « mioche » non désiré (notons que rares étaient sans doute les romanciers qui alors osaient aborder ce thème) commence ainsi un long monologue délibératif : « Azerty, dieux des dactylos, connais-tu une combine pour me faire avorter ? … »
Thierry Cecille
La Ville de plomb
Jean Meckert
Éditions Joëlle Losfeld, 384 pages, 14 €
Histoire littéraire Paris au noir
Mêlant le roman d’anticipation à la chronique réaliste pour transfigurer le sombre Paris de 1947, Jean Meckert (1910-1995) invente avec La Ville de plomb un curieux – et enthousiasmant – objet littéraire.