Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro de Fernando Pessoa

Ce fut comme une apparition » pourrait-on dire comme Flaubert du Gardeur de troupeaux de Fernando Pessoa, sauf qu’il ne s’agit pas d’un coup de foudre sur un bateau entre Paris et Nogent et que la brume qui enveloppe le paysage est davantage celle du Tage que celle des bords de Marne au printemps. Dans une lettre à Adolfo Casais Monteiro, ami essayiste et poète, Pessoa quelque mois avant de mourir livre cette chose incroyable : « C’était le 8 mars 1914 – je m’approchais d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurai définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie ». En état de transe, Pessoa alors âgé de 26 ans rédige en vers libre le poème bucolique de celui qu’il nommera Alberto Caiero.
Même s’il faut toujours se méfier de ce que dit celui dont la majeure partie de l’œuvre (27 000 textes !) a été découverte dans une malle après sa mort, aucune hésitation, en revanche, sur la charge émotionnelle que nous livrent ces 49 poèmes. La nouvelle traduction de R. Hourcade, J.L Giovannoni et F. Vallin en accentue la puissance. Vitalistes, lumineux, chorégraphiques, les poèmes d’Alberto Caeiro sont une danse. L’expérience du réel nous offre sa naturalité manifeste sans intranquillité, sans lyrisme : « Je suis un gardeur de troupeaux./le troupeau ce sont mes pensées/Et mes pensées ce sont des sensations./Je pense par les yeux et par les oreilles/Je pense par les mains et par les pieds ». Celui dont la biographie (fictive) indique qu’il n’a pas lu, qu’il n’a ni père ni mère déclare « Que la Nature n’existe pas/Qu’il y a des monts, des vallées, des plaines (…)/Mais qu’il n’y a pas un tout qui contiendrait tout cela », à l’instar peut-être de l’homme aux 70 hétéronymes dont le Moi éclaté est la condition de possibilité du poème.
C. P.
Le Gardeur de troupeaux
(poème d’Alberto Caeiro)
Fernando Pessoa
Traduit du portugais par Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin
Éditions Unes, 64 pages, 17 €