Poésie N°130 (Ingeborg Bachmann, Giuseppe Ungaretti)

La revue Po & sie, dont on connaît le travail de traduction, consacre sa nouvelle livraison à la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann, morte dans l’incendie de son appartement romain en septembre 1973. Comparée à Paul Celan, avec qui elle entretiendra une longue relation épistolaire dont quelques lettres sont ici présentées par leur traducteur Bertrand Badiou (à paraître aux éditions du Seuil), et qu’elle rencontra à Vienne au printemps 48, elle sera aussi auteur de romans, dont Malina (1971), en grande partie d’inspiration autobiographique, la révèle à un large public. Alors qu’elle a à peine 18 ans, elle livre, entre 45 et 47, dans l’anthologie ici offerte, une poésie acérée, toute tournée vers la sobriété : « quoi que je fasse et défende en vain/de moi sans fin poussent des mains/je dors et je ne meurs pas », dit-elle, à quoi répond, vingt ans plus tard, sa traversée angoissée, mais endurante et insomniaque, d’un siècle détruit. Ces mains évoquées, elle les offrira à Celan. Leur relation, étudiée par-delà leur correspondance, révélant, au cœur même de leur poétique, ce qui les lia, - elle qui fut la fille d’un père nazi, lui fils d’une famille juive massacrée -, à la destruction des juifs d’Europe : les morts y sont la part incessamment appelée et rappelée aux vivants, dans la langue même entachée (l’allemand) par les crimes nazis qu’il lui faudra, à elle aussi, reconstruire et réinventer. De même, le différend radical, politique et philosophique, avec l’œuvre de Heidegger (elle refusa, comme Celan, de participer à l’hommage de ses soixante ans) est le pieu à partir duquel elle interrogera la nécessité de dégager la poésie des valeurs identitaires, d’un être allemand que Heidegger chercha à reconnaître dans l’œuvre de Trakl et de Hölderlin (cf. le long texte de Barbara Agnese à ce sujet).
On apprend également que l’alliance, et c’est peu dire, entre Bachmann et Celan, fut consacrée par le don que lui fit le poète d’une bague portée par sa mère (assassinée d’une balle dans la nuque à Auschwitz). L’essentiel de ce symbole était sa « conscience devant les morts qui ont porté cet anneau », dira lucidement Ingeborg. Conscience qu’elle voit exister et résister en elle à toute forme de destruction, ou de séparation, malgré tout. Ces lettres se révèlent époustouflantes, comme d’ailleurs les pages de son journal de jeunesse (elle a à peine 18 ans) qui ouvrent le dossier et dans lesquelles elle narre (en juin 45) sa rencontre d’un jeune officier juif appartenant à l’armée d’occupation britannique, et le scandale que dans son village cela provoqua. Notons également ce qu’elle écrit sur Ungaretti (qu’elle traduisit) : la générosité, le rire, la fine attention qui le caractérisaient et le rendirent à ses yeux inoubliable.
Po & sie N°130, 172 pages, 20 € (Belin)