Écrivain et philosophe tchèque, capable d’écrire aussi bien dans sa langue qu’en allemand ou en latin, Ladislav Klíma naît en 1878 en Bohême occidentale. Très vite, il se laisse à mépriser sa famille, probablement pour sa trop grande proximité affective, et à seize ans il se voit expulsé des établissements d’enseignement pour avoir fustigé, dans une dissertation, la dynastie alors au pouvoir dans le royaume de Bohême. Il vivra tour à tour d’expédients et de la rente que lui laisse son père à son décès (jusqu’en 1912, date à laquelle l’héritage est dilapidé), passant son temps à écrire, boire de l’alcool à brûler, réaliser des autodafés de ses propres textes, et préparer son suicide, préparation minutieuse qui l’obsèdera pendant une bonne décennie (« seuls les suicidés iront au paradis »), jusqu’à ce que la tuberculose ait raison de sa vie. Le 13 août 1909, jour de la grande révélation, il découvre son essence divine, s’autorisant alors à affirmer qu’il est Dieu et à laisser libre cours à sa mégalomanie : « Le monde n’a pas été créé ; il est en permanence en passe de l’être. J’ai dû assumer le rôle de créateur du monde ». Lorsqu’il s’éteint en 1928, ignoré de la plupart de ses compatriotes, n’ayant publié sous son nom que des recueils d’aphorismes (et plusieurs contes fantastiques sous pseudonyme), il laisse à la postérité une œuvre manuscrite monumentale, à la fois théâtrale, romanesque et philosophique, abondamment nourrie aux pensées de Schopenhauer et de Nietzsche.
Œuvre inachevée que Klíma a d’abord tenu pour une petite chose « fort peu fantastique » avant d’en faire un « crachat à la figure de tout ce qu’on a jamais appelé littérature », Le Grand Roman connut une gestation laborieuse (dont rendent compte ses écrits intimes, réunis dans Tout par le même éditeur, et qu’il conviendrait de lire parallèlement), ainsi qu’une destinée mouvementée. L’essentiel fut rédigé de 1906 à 1909, retouché une première fois entre 1913 et 1915, puis encore travaillé en 1919, et ce jusqu’en 1926, après avoir été mutilé, chemin faisant, par ses propres autodafés de l’année 1914. Son amie des derniers jours, Kamila Lososová, se chargera d’un nouveau toilettage, supprimant les passages susceptibles de choquer les bien-pensants, et il fallut attendre 1991 et une version française pour que ce « roman noir », ainsi que le qualifiait Klíma lui-même, voie enfin le jour dans son intégralité.
Difficile, pour ne pas dire impossible de présenter ne serait-ce qu’un résumé sommaire de ce roman, qui voit ses personnages changer d’identité et son intrigue passer d’un cadre à un autre, quittant la Sierre Nevada pour l’Himalaya, séjournant tantôt en Italie, tantôt en Inde, se déroutant en Afghanistan, au Kurdistan… Entre certains chapitres (notamment dans les deux premières parties), les autodafés ont laissé des lacunes allant parfois jusqu’à 120 feuillets, et les enchaînements narratifs pour le moins farfelus ont de quoi malmener le lecteur le plus scrupuleux : à la fin du chapitre XXV de la troisième partie, afin d’échapper à un détachement militaire qui l’encercle, le héros se précipite d’une montagne pour atterrir, dans le chapitre suivant, « avec son cheval à bord de »l’Honnêteté« , bateau pirate ».
L’intrigue progresse donc comme elle peut, à la faveur d’invraisemblances romanesques, au gré d’entreprises « banditiques » en tous genres, entrelardées de parenthèses loufoques (comme celle où la Sainte Vierge, de retour sur terre en tant que putain, supplie un des bandits de tuer le félon Nietzsche, lequel se prépare à commettre l’Antechrist), d’épisodes romantiques incroyablement mièvres qui cèdent souvent le pas à des séances beaucoup plus hard (toutes les perversions sont ici de mise, avec une prédilection très nette pour la scatophilie : nécrophilie, échangisme, relations incestueuses, et l’on se rend même au bordel en compagnie d’un joyeux frappadingue qui, avant de pouvoir rendre hommage aux appas d’une belle, saute nu sur une table en criant cocorico).
Pour le reste, le lecteur se trouve propulsé dans un univers qui rappelle celui du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki : il y croise des fantômes, des revenants, des doubles, des esprits, et même des professeurs, pire engeance qui soit sur terre (« je suis tombé si bas que je souhaite devenir professeur », confesse douloureusement un des héros du roman). Dans ce monde où il n’est guère loisible à l’homme de distinguer le rêve de la veille, la violence apparaît sous un jour monstrueux : une jeune femme tue pour le plaisir et se réjouit « d’être tout de même quelqu’un, d’être intéressante », un homme dévore les seins de sa captive, et les personnages, capables d’assassiner n’importe qui pour se soulager d’une rage de dents, considèrent que « ce serait la moindre des choses que d’exterminer toute l’espace humaine ».
On l’aura deviné, l’intérêt de ce roman ne tient pas dans son déroulement narratif. Il se révèle sporadiquement, en l’espèce de phrases aux allures d’aphorismes (car on a beau trucider et forniquer ferme, on n’en philosophe pas moins). C’est ainsi toute une philosophie qui se donne à lire, pour ainsi dire entre les lignes : « le bon sens est synonyme d’idiotie », « le travail est le plus puissant des narcotiques, ravissant l’homme loin de sa misère, lui apprenant à fermer bêtement les yeux sur toute la vérité », et le suicide, comme on pouvait s’y attendre, devient la « seule mort honorable », autant d’assertions, rarement complaisantes envers le « bétail » humain, qui font écho à celles que le lecteur découvrira dans les écrits intimes. En écrivant Le Grand Roman, Klíma aspirait non seulement à aborder des problèmes métaphysiques de toute espèce en les traitant littérairement, mais aussi à produire « un seul grand livre où il y aurait tout ce qui est moi, où il y aurait tout, un point c’est tout, aussi parfaitement et intégralement qu’il est humainement possible » -quelque chose, en somme, d’aussi monstrueux dans sa conception que le livre sur rien dont rêvait Flaubert, ou du livre total que Mallarmé appelait de ses vœux. Une démesure littéraire.
Le Grand Roman
Ladislav KlÍma
Traduit du tchèque et de l’allemand
par Erika Abrams
La Différence
720 pages, 35 €
Intemporels Le néant du monde
"Le Grand Roman" de l’iconoclaste Ladislav Klíma met en scène, sur fond de brigandage et de dérives sexuelles, les obsessions d’un auteur fasciné par la féerie du réel. Entre somme romanesque et bilan philosophique.