Prison : logis où l’on enferme ceux qu’on veut détenir selon Émile Littré. Lieu qui suscite l’angoisse, qui nourrit les fantasmes, qu’il est préférable d’ignorer. Prison : machine à broyer, à anéantir, passage obligé, nous dit-on, pour remettre dans le droit chemin. Monde virtuel, recomposé, mal identifié. Depuis quelques années, des écrivains ont entrepris d’explorer cet « ailleurs ». Animateurs d’ateliers d’écriture ou travailleurs sociaux, ils cherchent à démythifier la prison, s’approprient ses codes et ses mots pour mieux nous les rendre, tentent d’ouvrir cet espace d’enfermement au champ littéraire.
Le milieu carcéral, Jane Sautière le connaît bien. Pendant plus de vingt ans, elle l’a côtoyé en tant qu’éducatrice. Vingt ans où elle a vécu la promiscuité, l’avilissement, la salissure des mots, les clopes en permanence, l’odeur âcre des sueurs mijotées, et puis, « ces douleurs fulgurantes, comme des coups de hache, ces lèvements de cœur, cette terreur de ne pas tenir, cette apocalypse qui tient ses promesses, la peur de rentrer chez soi avec cette odeur collée à nous, ce monde à vomir, cette incapacité d’en rendre compte. » Vingt ans de bons et loyaux services, avec leur lot d’écœurement et de nuits blanches. Vingt ans où le gâchis semble souvent à son point d’achèvement. La première fois qu’elle éprouva la prison, Jane Sautière avait vingt-trois ans. Une simple visite médicale d’embauche. On lui a demandé d’attendre le médecin dans une grande cellule, la poitrine dénudée. Des ombres se mettent à défiler devant l’œilleton de la porte. La jeune femme comprend qu’il s’agit de surveillants venus se rincer l’œil. Une sorte d’Allégorie de la caverne revue et corrigée.Manière de lui signifier qu’ici Platon on l’adapte à sa sauce. Bonjour l’ambiance. Rideau…
Il aura fallu à Jane Sautière s’éloigner de ce métier, faire « peau neuve », pour à nouveau se confronter à ces histoires « que la mémoire refuse de garder et que l’écriture refuse de délivrer », trouver la manière de les appréhender. Pas simple en effet de rendre sans trahir, surtout quand on fait le pari de l’écriture et qu’on se méfie de certaines figures creuses, de certains « lieux-communs ». Jane Sautière aurait pu livrer un témoignage poignant, fruit d’une expérience et d’un militantisme de bon aloi. Elle a préféré se situer du côté du non-dit et privilégier l’infinitésimal, le fragment. Des fragments qui entrelacent, montrent comment des vies se brisent, des destins se confectionnent, pour finalement mieux renvoyer au vide et au silence. Des fragments aux allures d’oraison funèbre -l’auteur les adressant à des êtres qu’elle a côtoyés de part et d’autre des barreaux et qui sont morts dans la plupart des cas. C’est donc d’une écriture de la mémoire dont il est ici question, même si Jane Sautière a dû « enjamber une fosse commune », pour exprimer cette mémoire et dire « l’enfer où vous disparaissez du monde. Le trou ? On dit cela aussi. Il n’en faut rien montrer du trou. Les femmes le savent bien. (Et moi, pourquoi suis-je là). Je dis »vous« à ces morts. C’est un déni, c’est un délire. C’est dans cette niche psychiquement aberrante que j’ai mon cimetière. Il faut maintenant creuser la terre, faire entrer les morts au trou, jeter dans les fosses les durs bouquets de roses qui cognent les cercueils. »
Avec Fragmentation d’un lieu commun, Jane Sautière signe sans conteste un des plus beaux livres jamais écrits sur la prison. Un livre dont l’écriture acérée, exigeante, emmure les mots pour ne dire que ce qui doit être dit, sans jamais en rajouter. Remarquable.
Fragmentation
d’un lieu commun
Jane Sautiere
Verticales
112 pages, 7,50 €
Domaine français Le trou de la mémoire
La prison est devenue l’objet de toutes les curiosités. Jane Sautière fait le choix de la fiction et de la fragmentation pour nous ouvrir ses portes. Un livre admirable à la violence tout juste contenue.