La mémoire s’est figée et tous ces chemins empruntés, ces visages croisés en l’espace d’une vie, Jean Sorrente les restitue à la manière d’un réalisateur vidéaste. Crûment mais avec le filtre d’un conte de fées pour adultes. Un conte saturnien. Car comme Sorrente l’annonce en quatrième de couverture : « Écrire, c’est démélancoliser. C’en est ici l’exercice ». Or son livre est un paradoxe. Ce roman s’inscrit dans la lignée des essais et des textes philosophiques qui ont abordé la question de la mélancolie. Mais il distille sa réflexion de façon active en émaillant sa prose de portraits qui répondent à la définition de ces images imprimées dans notre mémoire. Sorrente se réfère d’ailleurs directement à tous les arguments, de la bile noire à la maladie de l’acedia, qui ont étayé les ouvrages de ceux qui ont exploré la tristesse de l’âme. Tout comme eux, l’écrivain luxembourgeois nous montre que cette tristesse propice à développer l’imagination partage une frontière rapidement transgressée avec le fantasme et le désir. Et quand cette limite est franchie, la mélancolie s’active et pousse à créer, désirer, vivre.
Le narrateur évoque les années 60 et 70. Les portraits et instants saisis sont truffés de motifs emblématiques tels les cheveux gaufrés ou le cliché de l’attentat de Kennedy. Ils sont traités comme des peintures romantiques, de la Renaissance ou du Moyen Âge. Certains semblent même noyés dans la brume du Sfumato de Vinci. Sorrente se réfère explicitement aux peintres aussi différents que Dürer ou les Hollandais qui inspirent ses coloris, ses tons, la pose de ses personnages. Mêlant ainsi ces motifs, on pénètre une temporalité anhistorique. « Et le temps semble s’être ramassé dans des instants et des visages fulgurants. Un petit studio sous les combles devient une enluminure, faisant songer à ces très riches heures, ou l’on voit au milieu d’une marquetterie de dentelles flotter sans épaisseur la silhouette de l’amante ». Ce texte, entre poésie et essai, nous amène à réfléchir avec légèreté sur la puissance et les bienfaits de la mélancolie. C’est à ce titre qu’il semble accompagner les textes de philosophes comme Giorgio Agamben qui constatent que notre époque tend à confiner imagination et fantasme dans les marges de l’irréalité.
Et donc tout un roman
Jean Sorrente
Éditions Phi
175 pages, 19 €
Domaine français Désir mélancolique
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Caroline-Jane Guyon-Williams
Un livre
Désir mélancolique
Par
Caroline-Jane Guyon-Williams
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.